jueves, 11 de septiembre de 2008

E.M. Cioran dans "Le Monde"

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E.M. Cioran, Sur les cimes du desespoir
(Pe culmile disperării, 1936)

Les nuits blanches de Cioran

La fadeur
du suicide

Au cours de ces nuits blanches à Sibiu, Cioran se fit le géograph
e de ses propres effondrements, il apprit à saisir en lui-même le démon. Sa philosophie, " infestée " par son moi, se devait désormais d'être une exploration des trois grandes hantises de l'homme : la maladie, la solitude et la folie (" Le pressentiment de la folie se double de la peur de la lucidité dans la folie, la peur des moments de retour à soi, où l'intuition du désastre risque d'engendrer une folie encore plus grande. C'est pourquoi il n'y a pas de salut par la folie. On aimerait le chaos, mais on a peur de ses lumières. ")

Après un tel rugissement de désespoir, même le suicide paraît plein de fadeur. Exacerbée, la lucidité va plus loin que le suicide : elle crucifie celui qui se donne à elle, mais elle lui laisse la vie sauve et des nuits blanches pour laver ses blessures.

Cioran voulait être le cobaye de sa philosophie. C'est cette hâte de s'écorcher, cette impatience de découvrir le pire, qui donnent à son premier livre une "sincérité infernale ". Sur les cimes du désespoir est à l'oeuvre de Cioran ce que les Mémoires écrits dans un souterrain sont à celle de Dostoïevski : le récit d'un ratage qui sauve. La formule de l'homme souterrain : " Une conscience clairvoyante, je vous assure, messieurs, c'est une maladie, une maladie très réelle ", on croit entendre Cioran la prononcer avec l'accent des Carpates.

Commencer une oeuvre par l'affirmation : je suis perdu pour la vie et j'ai perdu foi en la philosophie, tel est le paradoxe de Cioran. C'est pourtant ce reniement de soi, ce geste d'autodestruction, qui permet l'oeuvre à venir. Le sentiment de rupture totale, la négativité forcenée, le désir inouï de dévastation, ouvrent la voie au détachement.

Plus tard, quand il commença d'écrire en français, Cioran loua, chez le moraliste idéal, l'homme capable de lyrisme et de cynisme, d'exaltation et de froideur, habile à rassembler sous les mêmes cieux Rousseau et Laclos, Vauvenargues et Sade.

Aux nuits blanches de Sibiu devaient succéder les nuits blanches du Luxembourg. Cioran abandonna le roumain. Sur les cimes du désespoir, ce suicide halluciné, lui avait permis de faire la connaissance des gouffres. Si, tel un fauve qui se camoufle, il adopta la langue française, ce fut, de son propre aveu, dans le souci de concilier l'enfer et le tact.

ROLAND JACCARD
© Le Monde 1999
Le 30 Mars 1990


E.M. Cioran, Le livre des leurres
(Cartea amăgirilor, 1936)

Cioran et les mystiques

Voici en français le deuxième des quatre ouvrages que Cioran écrivit dans sa langue natale, en 1936, à l'âge de vingt-quatre ans (1). Avant qu'il ne devienne l'écrivain français qui, après dix ans de séjour à Paris, se forgerait un style soustrait par la mesure aux flammes et aux coups de vent caractérisant ses livres roumains -dans lesquels il prônait l'élan barbare de l'inspiration, le "chant du sang, de la chair et des nerfs" du lyrisme, considérant l'état "chaotique et maladif" comme indispensable à la création, pour s'écrier enfin : "Vivons dans l'extase de l'illimité, aimons tout ce qui ne connaît pas de bornes, détruisons les formes et créons le seul culte qui en soit exempt : celui de l'infini."

Ceux qui admirent en Cioran un sceptique professionnel -dont, au reste, l'ingénieux pessimisme produit sur l'esprit, comme celui de Voltaire, le contraire de l'abattement- croient pouvoir imputer à son passage d'une langue à une autre certaine métamorphose concernant aussi bien son écriture que sa pensée. En fait, ce qu'un esprit hâtif pourrait désigner comme une rupture ou un véritable changement dans son oeuvre, n'est qu'une toute naturelle évolution. Celle-ci apparaît déjà évidente dans la période roumaine de l'écrivain, une discipline s'imposant, peu à peu, livre après livre, à la véhémence et à l'ivresse de l'expression, en même temps que se produit un déplacement du point de vue, en regard de hantises que l'écriture, au lieu d'atténuer, rendra indélébiles. Car, soit dit par parenthèse, Cioran est, plus que celui des idées, l'homme de quelques obsessions, qu'il serait vain de classer parmi les philosophes _ ces "pauvres agents de l'absolu (qui) font profession de prendre le monde " au sérieux".

Ainsi, celui qui naguère appelait la musique et la mystique "ces deux excuses de l'homme", ne faisait que résumer les thèmes majeurs qui se trouvent à l'origine du Livre des leurres, où ils s'entrelacent et se répondent sans cesse au fil des pages, ouvrant, ici et là, des percées dans le tréfonds de l'être et, par moment, dans une sorte d'impossible au-delà.

La musique, qui désagrège et réduit notre substance à un rythme pur, nous faisant parvenir à une immatérialité douce "où chercher encore le moi n'a plus aucun sens"; qui, avec Bach, "donne un contour sonore à la conception chrétienne du désaccord absolu entre temps et éternité"; et, avec Mozart, nous apporte "la preuve de l'existence du paradis par le "désir"". Alors que d'autres compositeurs suscitent en nous une manière de remords métaphysique, une inquiétude morale en marge de la vie: "Vous n'avez aucune faute à regretter, vous ne vous souvenez de rien, mais le passé vous envahit d'un infini de douleur."

Puisque si la lutte contre nos propres afflictions est si difficile, c'est parce qu'il existe en nous un fond de tristesse indépendant des causes extérieures, un socle impossible à desceller. Et qu' "il n'y a pas de destin sans le sentiment d'une condamnation et d'une malédiction".

Quant à la mystique, que Cioran considère comme une irruption de l'absolu dans l'Histoire -et dont les derniers bredouillages lui semblent plus proches de Dieu que la Somme théologique-, elle flambe et clame et gémit dans ces pages. Surtout à travers l'évocation des mystiques femmes, davantage dans leur rôle, à ses yeux, que les hommes, à cause sans doute du rapport amoureux, plus naturel, que les uns et les autres établissent avec le Christ (2).

Certes, l'oeuvre de Thérèse d'Avila -la seule, parmi les femmes, à avoir vraiment analysé ses visions pour dénicher la part d'imaginaire qui aurait pu s'y mêler- aura compté pour Cioran presque autant que le Livre de Job ou l'Ecclésiaste, et pas moins, en tout cas, que les ouvrages de Kierkegaard. Mais, ici, on le sent surtout fasciné par ces folles de leur âme que sont les Angèle de Foligno, les Maria Maddalena de'Pazzi, et bien d'autres que l'Eglise a toujours regardées avec suspicion ; parce qu'elle, l'Eglise, se méfie de la chair, et qu'elles, elles affirment, faisant bloc avec leur corps, leur ignorance de l'obstacle les séparant de Dieu -ce Dieu qu'elles ont trouvé et vu et entendu, alors que les théologiens, de leur côté, cherchent, vaille que vaille, à le rendre possible.

C'est qu'elles captent des images sans relation avec les dogmes et, par conséquent, peu utilisables pour étayer la doctrine; et que leur émotion, en outre, suffit à les renseigner sur l'objet qui la provoque: Dieu en personne.

Aussi bâtissent-elles une connaissance par elles-mêmes, n'essayant pas d'expliquer l'inconnu, du moment où elles s'identifient à celui-ci. Mais ce qui effare encore plus l'Eglise, c'est la jouissance latente des corps ainsi confrontés: le leur, et celui du dieu incarné, le Fils: leur corps, comme dans l'érotisme, n'a fait que poursuivre le moment extrême où le plaisir ridiculise la pensée et où, le temps d'une extase, il a contenu l'infini.

Or -et cela a dû combler Cioran- la traversée de la Divinité par ces mystiques, débouche souvent dans le plus pur néant. Angèle de Foligno le chante : "Oh! néant inconnu! L'âme ne peut jouir d'une plus belle vue en ce monde qu'en observant son propre néant, tout en restant dans sa prison. "Tandis que Maria Maddalena de'Pazzi -laquelle, revenue sur terre, ne se souvenait de rien- soutient pour sa part que l'amour suprême de Dieu est l'amour mort, lequel ne désire, ni ne cherche, ni ne convoite rien : "ni Le connaître, ni Le comprendre, ni en jouir".

Et Cioran d'en jubiler : "Gâcher sa vie pour rien, toucher au sublime dans l'inutile absolu!", disait-il alors, tout jeune homme, dans ce livre où, pour ce qui touche au style, on voit bien qu'il incline déjà à condenser ses hantises en aphorismes -ce "genre" où il excelle, non sans le décrier: n'assure-t-il pas qu'il est cultivé uniquement par ceux qui ont connu la peur au milieu des mots, la peur de crouler "avec tous les mots"?

C'est juste, mais c'est aussi vouloir oublier -par modestie- que l'âme s'émerveille que le mot juste et la phrase brève et pure lui fassent entendre le long discours antérieur de la pensée. Car l'aphorisme est cette concrétion précieuse, ce diamant dans le chaos, auquel, seule, la vraie littérature est en mesure d'aboutir. Et d'où elle peut renaître, émoustillée, éprise d'un autre songe, pour exploser, gerbe d'étoiles soudaines, dans un secret lendemain.

HECTOR BIANCIOTTI
© Le Monde 1999
Le 04 Décembre 1992



E.M. Cioran, Le crépuscle des pensées
(Amurgul gândurilor, 1940)


Comment peut-on être français ?

"COMMENT peut-on être persan?", se demandait Montesquieu. Toutes les nations devraient susciter la même ironie. Etre bulgare, américain, polonais, japonais, guatémaltèque ou suédois, tout cela revêt, au fond, quelque chose de saugrenu, de pittoresque et de déraisonnable, sous le regard d'autrui... Mais le cours de l'Histoire et la cruauté des circonstances ont voulu qu'une des questions de notre époque soit sans doute: "Comment peut-on être roumain?" Cioran avait répondu à sa manière, dès 1937. Il avait fait le voyage Bucarest-Paris. Il s'était exilé de son pays et de sa langue. Il avait alors vingt-six ans. Il allait traverser, à bicyclette, une partie de la France et visiter les moindres villages. Il désirait probablement savoir comment on pouvait être français.
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Vingt ans après, il s'est interrogé sur cet exil, dans une lettre à son ami le philosophe roumain Constantin Noïca: "De ce pays qui fut le nôtre et qui n'est plus à personne, vous me pressez, après tant d'années de silence, de vous donner des détails sur mes occupations, ainsi que sur ce monde merveilleux que j'ai, dites-vous, la chance d'habiter et de parcourir. Je pourrais vous répondre que je suis un homme inoccupé, et que ce monde n'est point merveilleux."
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Cioran mesurait ensuite les efforts qu'il avait accomplis pour se familiariser avec la langue française. La peine que cela lui avait coûtée. La "consommation de cafés, de cigarettes et de dictionnaires". Il opposait la distinction de cet "idiome d'emprunt" et "le superbe débraillement" de sa langue natale. Cependant, il n'y reviendrait pas, en raison même de la peine qu'il avait prise. Tant pis si Constantin Noïca le voyait sous les traits d'un "renégat". Cioran lui répondait avec une maxime tibétaine: "La patrie n'est qu'un campement dans le désert."
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Plus tard, dans un autre texte, il allait faire cet aveu: "Le français est aux antipodes de ma nature, de mes débordements, de mon moi véritable et de mon genre de misères." C'était pourtant "cette incompatibilité" qui rendait Cioran amoureux de la langue de Voltaire, et qui le faisait écrire aussi bien que nos meilleurs moralistes. La syntaxe française avait enfermé et dominé les intempérances roumaines. Dans le même texte, Cioran déclarait se méfier désormais de "l'effusion". Il recherchait à présent "la sécheresse, le laconisme". Car il avait eu sa période romantique. Elle avait coïncidé, justement, avec ses années de jeunesse à Bucarest. Il avait commencé d'écrire à vingt et un ans. Son premier ouvrage s'appelait Sur les cimes du désespoir. Il se jura de ne pas en écrire d'autre. Mais, par bonheur, il n'a pas tenu sa promesse. Les écrivains sont comme les joueurs ou les fumeurs. Leur vice les guette, les sollicite en silence et les reprend.
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Jusqu'à une date récente, nous ne connaissions pas les textes roumains de Cioran. Depuis 1986, on a traduit Des larmes et des saints et Sur les cimes. Voici maintenant Le Crépuscule des pensées. Ces titres "enflammés" contrastent avec l'austérité des titres "français": Syllogismes de l'amertume ou De l'inconvénient d'être né. Cioran a souvent évoqué le " lyrisme échevelé " de sa jeunesse. Sombre lyrisme d'ailleurs, qui servait à dépeindre le monde sous son aspect le plus désolant. "Toutes les eaux" prenaient "la couleur de la noyade". Et la neurasthénie, "moment slave de l'âme", recouvrait toutes les pensées. Cioran se demandait comment on pouvait être un homme. C'était une bizarrerie métaphysique, une aberration de l'univers. Car "Dieu (semblait) avoir tous ses papiers en règle, et l'homme aucun"...
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Dès cette époque, Cioran se rangeait dans la tradition des grands pessimistes. Ces gens ont la réputation de porter atteinte au moral de l'espèce humaine. Il en existe de diverses sortes: l'Ecclésiaste, Mme du Deffand, Schopenhauer... Mais ces prophètes du pire, ces drôles d'oiseaux pratiquent tous une philosophie "valétudinaire". Je veux dire qu'ils regardent notre condition comme une maladie. "La maladie humaine", selon les mots du romancier italien Ferdinando Camon.
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Cioran appartient à la catégorie des pessimistes rageurs. Leurs états d'âme sont des mouvements de colère. Ils veulent avoir "une explication décisive avec l'existence". Ils demandent des comptes à l'univers. Ils le font passer devant le tribunal de la philosophie. Et leurs jugements ressemblent à des "ultimatums" que l'on adresse à Dieu. Celui-ci, naturellement, ne répond pas. Sa vocation, c'est le silence. Et l'impolitesse divine fâche encore davantage nos pessimistes.
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Pendant sa période "roumaine", lorsqu'il empêchait de dormir ses parents avec sa vision du monde, Cioran préférait les "lumières crépusculaires" à cette "clarté" française qui avait triomphé dans les salons du dix-septième et du dix-huitième siècle. Ensuite, après qu'il eut adopté la langue de La Rochefoucauld, il a mieux aimé la seconde sorte de lumière. Il a choisi d'être "français" en devenant l'héritier de Pascal, de Mme du Deffand, de Vauvenargues et de Chamfort. Il a donné de l'urbanité à ses fureurs, et de la civilité à son désespoir. Aussi, cet "homme des Balkans", qui aime beaucoup les marquises, il est facile de l'imaginer chez Mme du Châtelet, causant avec Voltaire, ou chez Mme de Tencin, s'enquérant de la santé de Fontenelle.
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"De tous les êtres, les moins insupportables sont ceux qui haïssent les hommes. Il ne faut jamais fuir un misanthrope", écrivait Cioran dans ses Exercices d'admiration. Il parlait de l'auteur italien Guido Ceronetti, mais on peut affirmer la même chose à son propos. C'est l'homme le plus agréable à rencontrer. Il mêle le savoir, la générosité, l'ironie et cette vraie bienveillance fort éloignée des grimaces de la petite Babylone littéraire. Les misanthropes sont, en effet, la seule espèce fréquentable... Vous me direz que Cioran donne de l'existence une image très défavorable, et que celle-ci risque de déprimer les populations. Je crois que c'est l'inverse qui se produit. La vertu d'une langue souveraine, c'est de raffermir l'âme et le coeur, même si elle exprime une philosophie morose. Lire le docteur Cioran, c'est roboratif. C'est la meilleure médecine pour combattre les pensées trop misérables. Et réparer les mesquineries de la vie.
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Constantin Noïca avait raison d'écrire que "la façon même dont Cioran écrase la beauté du monde et de la culture finit par en être l'éloge". Il est peut-être l'un des derniers représentants de ce modèle d'humanité que notre époque paraît avoir oublié : je veux dire l'homme de culture.

FRANCOIS BOTT
© Le Monde 1999
Le 13 Décembre 1991



E.M. Cioran, Oeuvres

Une épopée de l'insomnie

La marquise du Deffand soignait ses insomnies en lisant Voltaire, et Cioran se distrayait des siennes en lisant Mme du Deffand. «Mon Dieu, que vous êtes heureux et que vous êtes en bonne compagnie, étant seul avec vous-même!», écrivait-elle à son (très illustre) correspondant. Car, très loin de Ferney, dans sa chambre de la rue Saint-Dominique, elle était rattrapée, sans cesse, par cette mauvaise bête, ce monstre sans visage qu'on appelle l'ennui et qui entraîne à la fois le vide et le surmenage des pensées. Cioran a probablement éprouvé la même jalousie que la marquise à l'égard de Voltaire. «Ma vie a été dominée par l'expérience de l'ennui. J'ai connu ce sentiment dès mon enfance », confiait-il en 1977. Il ajoutait que c'était une sorte de «vertige»: «La révélation de l'insignifiance universelle»...

La pensée du malaise conduit-elle au malaise de la pensée ? Le renversement des génitifs était la spécialité des professeurs de philosophie dans la France des années 50. Mais ils connaissaient à peine Cioran, qui venait d'entrer dans la république parisienne des lettres, avec son Précis de décomposition, et qui allait très bien se classer dans les championnats de pessimisme, juste après l'Ecclésiaste et Schopenhauer. Le désespoir arrivait, en effet, de Bucarest. C'est souvent comme cela dans la géographie des sentiments : les grandes mélancolies viennent de l'Est, et les promesses brillent à l'Ouest. Une sorte de Pascal roumain s'était établi sur les bords de la Seine. Il rencontrait quelquefois un autre émigré très sombre, originaire d'Irlande, mais qui « donnait toujours l'impression de tomber de la lune ». Ce passant distrait, qui s'appelait Samuel Beckett, annonçait une mauvaise nouvelle: ce n'était pas la peine d'attendre Godot...

C'est pendant l'été 1947, à Dieppe, que Cioran avait pris la décision d'écrire en français. Il y voyait le meilleur moyen de «s'émanciper». Et puis il considérait la langue de Voltaire comme l'«idiome idéal pour traduire délicatement des sentiments équivoques». L'adoption du français devait lui procurer autant de bonheur que de tourments. «Je suis un étranger pour la police, pour Dieu, pour moi-même», dirait-il, estimant que sa seule «patrie» était la langue dans laquelle il s'exprimait. Cependant, le sixième arrondissement revêtit, pour lui, des airs de province, et le jardin du Luxembourg devint son propre jardin. Cioran s'est beaucoup promené dans Paris. Il a continué la tradition de la littérature qui déambule. Car les pensées ou les réminiscences viennent en marchant. Par exemple, ce proverbe chinois : «Quand un seul chien se met à aboyer à une ombre, dix mille chiens en font une réalité.»

Voici tout Cioran, depuis les textes de sa jeunesse roumaine jusqu'à son dernier livre, Aveux et Anathèmes. Cela peut se lire, entre autres, comme une épopée de l'insomnie : «La seule forme d'héroïsme compatible avec le lit.» Cioran, c'est le paradoxe perpétuel, le tiraillement entre «la tentation d'exister» et l'envie ou le vertige du contraire. «Toutes les fois que quelque chose me semble encore possible, dit-il, j'ai l'impression d'avoir été ensorcelé.» Jadis, il s'était guéri (provisoirement) de ses idées noires «en parcourant la France» à bicyclette. Le vélo comme médecine... Mais aussi l'humour qui « dévaste les anges », la musique, cette «illusion» qui console de tout le reste, et la littérature, dernière «ressource» de l'espèce humaine lorsqu'elle ne fréquente pas nécessairement les pharmacies. Pour Cioran, chaque livre a été «une victoire sur le découragement».

Autre paradoxe: cet homme qui n'a cessé de dénigrer l'existence s'est livré à de brillants «exercices d'admiration» sur les gens les plus divers, de Joseph de Maistre à Francis Scott Fitzgerald, en passant par Paul Valéry, Samuel Beckett, Saint-John Perse, Mircea Eliade, Roger Caillois, Henri Michaux, Benjamin Fondane et Jorge Luis Borges. Et puis il y a cet étonnant portrait d'une jeune femme qui séduisait le pauvre monde «par son air d'absence et de dépaysement». Elle semblait ne pouvoir renseigner les autres sur elle- même «tant elle se confondait avec son mystère ou répugnait à le trahir». Cioran suppose qu'«elle n'était pas d'ici et qu'elle ne partageait notre déchéance que par politesse ». Car la demoiselle paraissait être « solidaire de l'invisible». On croirait un de ces personnages de Jean Cocteau, qui trompent les douaniers les plus rigoureux et traversent les miroirs comme nous allons de France en Italie...

Quel raffinement, quelle richesse et que de trouvailles! Les insomnies excitaient sans doute la verve de Cioran. «Passé la trentaine, écrit-il, on ne devrait pas plus s'intéresser aux événements qu'un astronome aux potins.» Il affirme ensuite préférer les peuples qui, «par goût du ciel, firent faillite dans l'Histoire». Pourtant, quelle compassion chez ce misanthrope! Voyez, notamment, la peinture qu'il fait de ces sourires qui ne s'effacent pas, sur les figures «guettées par la folie»: «Lumière fugitive, émanée de nous-même, notre sourire à nous dure ce qu'il doit durer», tandis que «le sourire suspect survit à l'événement qui le fit naître, s'attarde, se perpétue, ne sait comment s'évanouir. (...) Sourire en soi, sourire terrifiant, masque qui pourrait recouvrir n'importe quel visage : le nôtre par exemple».

Revenant sur la folie, Cioran la décrit (ou la résume) comme une sorte de «chagrin» que le temps ne modère ni ne transforme. Philosophe de l'anxiété ce «fanatisme du pire» , il a le secret de ces raccourcis vertigineux qui donnent parfois le sentiment qu'une personne s'est jetée par la fenêtre. «La pâleur, disait-il, nous montre jusqu'où le corps peut comprendre l'âme.»

FRANCOIS BOTT
© Le Monde 1999
Le 12 Mai 1995



E.M. Cioran, Cahiers 1957-1972

Cioran, esthète de l'Apocalypse

Cioran rappelle dans ses journaux cette promenade avec une amie qui affirmait doctement que le « divin » était présent en chaque créature. L'écrivain désigne une mégère insupportablement vulgaire : «Dans celle-là aussi?» Elle ne sait que répondre, tant il est vrai que la théologie et la métaphysique abdiquent devant l'autorité du détail mesquin. «Je n'ai jamais rencontré personne, écrit-il ; je n'ai fait que trébucher sur des ombres simiesques.»
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Las de régler ses comptes avec l'humanité et avec lui-même , il avoue que ce qui le comblerait, ce serait de voir le soleil exploser et s'émietter, disparaître à jamais. «Aussi, ajoute-t-il, avec quelle impatience et quel soulagement j'attends et je contemple les couchants!»
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Deux hommes se disputent l'âme de Cioran : un moine et un esthète. Le moine a pris pour patrons le Bouddha et Job. L'esthète, lui, flirte avec l'idée du suicide et rêve de l'extermination de l'humanité. Il se découvre une parenté avec Hitler, mais un Hitler aboulique. «Hitler, écrit-il, qui est arrivé en tout point à la négation de ce qu'il avait projeté, pourrait bien être le symbole de l'homme en général.» Par ailleurs, Cioran se proclame volontiers métaphysiquement juif, ce qui n'est qu'un paradoxe de plus de la part d'un homme qui en était prodigue.
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Chaque fois qu'on lui demande sa profession, il se retient pour ne pas répondre : «Escroc en tout genre.» Sa lucidité rageuse ne l'épargne pas. Il explique même pourquoi aujourd'hui un écrivain ou un philosophe se doivent de tricher: «Un rien de feinte dans le tragique, un soupçon d'insincérité jusque dans l'incurable, telle m'apparaît la marque distinctive du moderne.» Il note qu'en Inde un Schopenhauer ou un Rousseau n'auraient jamais été pris au sérieux, parce qu'ils vécurent en désaccord avec les doctrines qu'ils professaient; pour nous, c'est là précisément la raison de l'intérêt que nous leur portons.
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Le journal intime est une arme redoutable, car elle se retourne presque infailliblement contre celui qui se soumet à sa loi. Aussi les carnets que Cioran a tenus de 1957 à 1972, soit de sa quarante-septième à sa soixante-deuxième année, sont-ils fascinants : on s'y promène dans le bric-à-brac de ce magicien du néant plus épris de la vie qu'il ne veut bien le concéder, de ce solitaire très entouré, de cet hypocondriaque redoutablement résistant, de cet ermite un peu trop soucieux de sa notoriété. On comprend que, sur la couverture de ses Cahiers, tenus pour se dégourdir la plume et servir de laboratoire à ses essais, il ait écrit : «A détruire!» Sa compagne, Simone Boué, décédée accidentellement le 11 septembre 1997, en a jugé autrement et on se gardera bien de l'en blâmer. D'une part, parce que si Cioran avait vraiment voulu les détruire, il lui eût été loisible de le faire de son vivant. Et d'autre part, parce que rien ne nous touche plus que la vérité nue d'un être.
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Disons d'abord ce qu'on ne trouvera pas dans ce journal; le sexe, la vie amoureuse. Cioran reconnaît d'ailleurs que dans tout ce qu'il a écrit, il n'a pas rendu à la sexualité l'hommage qu'elle méritait. Une anecdote cependant: dans un train, il observe une jeune fille. Elle l'attire. Alors, il l'imagine morte à l'état de cadavre avancé, ses yeux, ses joues, son nez, ses lèvres, tout en pleine putréfaction. «Rien n'y fit, confesse-t-il. Le charme qu'elle dégageait s'exerçait toujours sur moi. Tel est le miracle de la vie.» Nous n'en saurons pas plus.
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Sur l'amitié, il est plus prolixe. Il n'y croit pas. Il va de soi pour lui que nous haïssons tout le monde : amis et ennemis, avec toutefois cette différence que nous ne savons pas que nous haïssons nos amis. Mais nous les haïssons d'une certaine façon.
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A propos d'ennemis, il revient à plusieurs reprises sur celui qu'il considère comme son «détracteur en titre» et comme un «calomniateur professionnel»: le philosophe marxiste Lucien Goldmann, l'auteur du Dieu caché, roumain comme lui, juif, qui l'aurait poursuivi de sa vindicte jusqu'à sa mort, en 1970. «N'importe qui, à ma place, aurait eu des réactions à la Céline, écrit Cioran, mais j'ai réussi à surmonter une tentation aussi basse qu'explicable et humaine.»
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RÉVÉLATION
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De fait, il pense que Goldmann, en lui barrant l'accès à une carrière universitaire, lui a rendu service. Il l'a amené, plutôt que de croupir au CNRS et à publier de stériles travaux universitaires, à écrire des livres pour lui seul. «Il faut toujours savoir gré à un ennemi de vous ramener à vous-même, de vous sauver de la dispersion et du délayage, de travailler malgré tout pour votre plus grand bien.» Sans doute est-ce la révélation la plus surprenante de ces carnets de Cioran : la place, celle du mauvais démiurge, qu'y tient Goldmann.
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Mais ces calomnies? Etaient-elles fondées? Cioran n'y fait guère allusion. Il note bien que son admiration maladive pour l'Allemagne a empoisonné sa vie, qu'elle a été la pire folie de sa jeunesse, mais il n'en dit guère plus. On trouve cependant une réflexion assez curieuse, mais bien dans sa manière, sur le fait que ce qu'il ne pardonnait pas aux nazis, c'était moins de tuer les juifs que de les humilier l'étoile jaune était une abomination à ses yeux. Il revient souvent sur Hitler («avec lui, le néant a une voix»), l'homme qu'il prétend haïr le plus, mais aussi il se demande si, sous certains aspects, il ne lui ressemble pas. Mais qui ne ressemble pas à Hitler? «À la fin de la dernière guerre, écrit-il encore, tout le monde lui ressemblait, même les vainqueurs, surtout eux. D'ailleurs, ils n'ont pu le vaincre qu'en l'imitant de plus en plus, qu'en s'identifiant à lui. Jamais ils n'auraient pu l'écraser avec des méthodes démocratiques, humaines, libérales. Quand vainqueurs et vaincus emploient les même procédés, ils se valent et aucun d'eux n'a l'autorité morale de parler au nom du Bien.»
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En face de Hitler, Cioran place Freud. Et on ne sera guère surpris de voir que si la psychanalyse l'irrite il assistera cependant aux séminaires de Lacan à l'Ecole normale, Freud, en revanche, lui en impose. Il admire son courage, il partage son refus de la métaphysique, de toute métaphysique. Refus caractéristique également du Cercle de Vienne et, d'une manière plus générale, de toute la philosophie autrichienne.
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Cioran, par son goût de la dérision, par sa haine de soi, par son sens inné de l'exagération, par sa volonté de provoquer, appartient à cette tradition austro-hongroise. Il est aux antipodes de philosophes comme Heidegger ou Sartre, d'essayistes comme Barthes ou Blanchot pour prendre quelques-unes des cibles de ses sarcasmes. Il est même prêt à pardonner à Bertrand Russell son humanisme et son progressisme dont Wittgenstein déjà se gaussait après avoir lu que, très jeune encore, Russell avait écrit qu'il fallait exterminer le plus grand nombre de gens possible, pour que la somme de conscience diminue dans l'univers.
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Commentaire de Cioran : «Il aurait dû mourir après ce coup d'inspiration. Avec une "pensée" pareille, on ne peut faire une oeuvre. Mais qu'importe une oeuvre? La vie n'a d'excuse que par des éclairs qui la dépassent ou la nient. Avoir un de ces éclairs nous rachète et nous justifie.» Toute l'éthique de Cioran tient en ces quelques remarques. On peut les juger odieuses, farfelues ou sublimes. Elles émanent d'un homme qui, toute sa vie durant, a râlé contre l'inconvénient d'être né. Qui a cherché, sans le trouver, dans la pire des politiques un remède à cette déchéance. Qui a ressassé, parfois jusqu'à l'écoeurement, son méli-mélo funèbre. D'un homme qui se qualifiait volontiers de « raté » pour avoir reculé face au seul acte éthique: le suicide. Mais sans doute avait-il encore trop de réserves d'ironie pour ne pas vouloir jouir de l'ampleur de son naufrage.
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ROLAND JACCARD
© Le Monde 1999
Le 07 Novembre 1997
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